« time to go Misters Blue Devils !»
Derrière le volant de son American Six, Judith, la jeune conductrice de l’American Red Cross s’impatiente. Gentiment. C’est qu’elle transporte des invités de marque…
Albert, son lourd fusil Lebel dans une main, son havresac dans l’autre, se hisse lestement dans la décapotable. Le soleil brille sur Washington. Dans sa vareuse bleue nuit de chasseur alpin français, il a déjà chaud. Ses deux camarades, Henri-Antoine et Charles, embarquent sur la banquette, à l’arrière.
« Allez Judith, en avant ! »
– « Whaaat ?? »
Le cortège d’une trentaine de voitures, toutes conduites par des ambulancières, s’ébranle doucement des baraquements de Fort Myer. A leur bord, 100 chasseurs alpins avec armes et bagages. Tenues impeccables. Sur les poitrines brillent des croix de guerre et parfois la prestigieuse médaille militaire. Ils ajustent crânement leurs larges bérets alpins , la « tarte ». Les « Blue Devils from France » sont attendus à la Maison Blanche. Par le président Wilson. Nous sommes le 13 mai 1918…
Quelques mois plus tôt, dans les Flandres où stationne le 11ème BCA, de retour d’Italie où il a contribué, en plein hiver, à stopper l’offensive autrichienne sur le Monte Tomba.
– « de France ! Où est le caporal de France ? »
– « présent mon lieutenant ! »
– « Ah .. de France. Tu as déjà vu la mer ? »
– « oui, au cinématographe… »
– « eh bien, tu vas la voir pour de bon et même la traverser ! Le Vieux t’a désigné pour partir en Amérique ! Prépare ton barda. Tu prends le train demain matin à Lille pour le port de Bordeaux. Tu y retrouveras des Chasseurs d’autres bataillons, désignés pour cette mission…
– » une mission…en Amérique ? »
– « le télégramme n’en dit guère plus : une tournée de représentation de l’armée française dans les grandes villes américaines…Veinard ! Mais tu le mérites !
C’es ainsi qu’Albert, Henri Antoine, Charles, Marcel, Roger, Louis,Théophile et des dizaines d’autres Chasseurs venus de tous les secteurs du Front de France vont se retrouver le 16 avril 1918 sur le pont du paquebot Rochambeau pour une traversée de 12 jours : cap sur New York ! Ils ne se connaissent pas mais ont en commun, outre d’être des chasseurs alpins que leurs adversaires allemands ont surnommés « Diables bleus » pour leur hargne au combat et leur tenue sombre caractéristique, d’avoir tous été décorés de la croix de guerre pour bravoure et d’avoir été blessés au feu, pour certains plusieurs fois. Albert, lui a été blessé et gazé 4 fois.
Ils vont vivre pendant 2 mois une aventure aussi étonnante que méconnue.
Leur mission imaginée par le haut commandement français: envoyer un détachement de ses meilleurs soldats faire la tournée de grandes villes américaines pour aider à la promotion du 3ème Emprunt de guerre, le 3rd Liberty Loan. En ambassadeurs de la France qui combat.
Les envoyés spéciaux des grands journaux américains sur le front européen ont popularisé la figure du « poilu » et en particulier ces « Blue Devils » auxquels a été confié l’entrainement des premiers soldats du général Pershing qui débarquent en France en 1917 : les doughboys de la 1st Infantry Division, la Big Red One qui 27 ans plus tard, donnera l’assaut à Omaha Beach. Des jeunes gars sportifs, joyeux, magnifiquement équipés mais novices dans le combat de tranchées. Avec les Blue Devils, ils vont très vite apprendre leur business et une admiration mutuelle va rapidement naitre.
New York, 5ème avenue, le 30 avril.
Les New yorkais se pressent pour acclamer le défilé des Blue Devils, leurs longues baïonnettes au canon, lancés au pas rapide derrière leurs 6 clairons. Sur leur passage, à Broadway, sur Madison Avenue, à l’Hôtel de Ville, on crie, on jette des roses ou des cigarettes. A peine 2 jours sur le sol américain et le ton est donné : un accueil incroyable est réservé aux soldats français et à la cinquantaine de soldats de Pershing, eux aussi arrachés momentanément aux tranchées, qui les accompagnent.
Paysans, ouvriers, instituteurs, venus des Alpes, de Bretagne, de Normandie et de tous les coins de France, ne voyageant que rarement, les voici soudainement catapultés dans un autre monde, aux gratte-ciel immenses, aux autobus rutilants et aux filles forcément…jolies ( les témoignages parvenus jusqu’à nous sont unanimes! )
On veut voir ces Blue Devils et les « ambassadeurs » des Liberty Bonds sont réclamés, invités partout :
À l’Hôtel de ville où ils sont reçus par le maire, à Wall Street où un masque à gaz bien ordinaire est vendu aux enchères et adjugé à
un riche banquier pour…$500 000 ! Au théâtre à Carnegie Hall, aux concerts, aux matchs de base ball («Albert, tu comprends quelque chose à ce jeu ? »)…ils rencontrent Charlie Chaplin et les actrices les plus en vue qui font chavirer les têtes de ces solides gaillards. Thomas Edison qui travaille déjà sur les premières batteries les accueille dans son atelier d’où ils repartent avec un phonographe et quelques dizaines de disques.
Un soir au Century Grove, les voilà qui dansent le fox trot et le one step avec les danseuses et les choristes de la Midnight Revue. Jusque tard. Forcément !
Et le lendemain, c’est un peu fatigués qu’un bateau à vapeur les dépose à West Point. Les Cadets les ont invités et leur font l’insigne honneur de défiler devant eux. Ils sont à peine plus jeunes que le chef du détachement français, Albert Le Moal, un lieutenant de 23 ans, blagueur, blessé 5 fois, décoré de la Légion d’Honneur et dont le visage souriant s’orne de la balafre d’une balle ennemie.
Dans les rues de New York, riches et pauvres, on les accoste, on arrête leur autobus, les embrasse, leur offre un bon restaurant, des tournées de Ginger Ale. Un jour, une jeune new yorkaise espiègle écrase son chewing gum (« qu’est ce que c’est que ça? ») sur la vareuse d’ Henri-Antoine, en… souvenir : il lui faudra 2 jours pour en venir à bout – « la tenue bleue, c’est sacré ! ».
Le Washington Times titre même « the Blue Peril » pour « alerter » sur le succès des « beloved blue devils »
On photographie Charles pour une affiche de recrutement des US Marines : Devil’s Dogs and Blue Devils Together !
Mais aujourd’hui c’est autre chose. Les Blue Devils sont à la Maison Blanche. Avec leur drapeau, leurs clairons, leurs fusils. Le président Woodrow Wilson viendra les saluer un par un, dans un moment. Pour l’instant, sur les pelouses présidentielles, ils savourent le pique nique que leur servent les ambulancières de l’American Red Cross. C’est désormais pour elles qu’ils jouent les ambassadeurs : le Liberty Loan a été honoré en quelques jours, au-delà des espérances ; il s’agit désormais de lever des fonds pour cette organisation humanitaire très engagée auprès des combattants en Europe. Les Chasseurs les aideront à lever …$100 000 000 !
« Garde à vous ! ». Voilà le président américain. Il les dévisage.
« Camarades ! Welcome…. »
Les Blue Devils of France continueront leur tournée joyeuse et triomphale à Philadelphie, Baltimore, Harrisburg, Atlantic City, Nashville, Cleveland, Charlotte, Richmond, Memphis, les grands lacs, Chicago, Boston, Détroit… mais aussi au Canada à Québec, Montréal qui les fait citoyens d’honneur, Ottawa et Toronto.
L’aventure américaine des Chasseurs alpins s’achève le 5 juillet lorsque le Rochambeau largue les amarres pour Bordeaux. La veille, les Blue Devils of France ont défilé une dernière fois sur la 5th Avenue pour la grande parade de l’Independance Day.
Ils repartent chez eux, « over there ».
La plupart, comme Charles, rejoignent leurs unités sur le front. Albert et ceux plusieurs fois blessés sont démobilisés dès leur retour. Henri Antoine François n’aura pas la possibilité de raconter son incroyable aventure à sa famille : il meurt au combat le 7 septembre 1918.
« (…)
We entertained them with the best
And now they’ve gone back to the trenches to rest
Those Devils, the Blue Devils of France »
The Blue Devils of France – Irving Berlin
90 ans plus tard, en 2008 les Diables bleus retrouveront leurs camarades américains : ils combattront ensemble pendant 4 hivers dans les montagnes de l’Est afghan, en province de Kapisa.
Il reste un souvenir particulièrement vivant de leur lointain passage aux Etats Unis : à Durham, NC. En 1922, l’université de Duke adopte un Diable bleu pour mascotte. En hommage aux Blue Devils of France.